Lettre a un enfant qui vient de naitre
Mon cher tout-petit,
Tu es né hier à 16 h 53, en parfaite santé, à Montréal, par une journée d'hiver bien froide. Tu pesais un peu plus de trois kilos. Ta maman t'a mis au monde comme si elle avait toujours fait ça. Ton papa t'a accueilli dans le monde en te prenant dans ses mains, les premières qui t'aient touché. Tous les trois, mercredi soir, quand je vous ai quittés, vous étiez l'incarnation du bonheur.
Au moment où je t'écris, tu n'as pas encore un jour. Et pourtant, je pense à ce que tu seras et au monde dans lequel tu vivras quand tu auras 5 ans, 10 ans, 29, 45, 61 ans et même plus — il est probable que tu voies le 22e siècle!
Inquiétudes
Tu ouvres les yeux sur un monde merveilleux, c'est vrai. Et qui n'a pas fini de t'émerveiller, j'en suis sûr et j'envie tous les émerveillements que tu ressentiras.
Mais ce monde, tu le découvriras petit à petit, ne va quand même pas très bien. Malgré ses richesses et ses progrès, l'humanité est loin de vivre en paix. On se demande même si elle ne va pas vers plus de conflits, plus de guerres, plus de violences, plus de rivalités entre les peuples, entre les groupes sociaux, entre les personnes.
Elle est aussi en train d'abîmer sa planète comme jamais, au point de dérégler la fantastique machine thermodynamique du climat. Quand tu auras l'âge de celui qui t'écrit, il n'y aura peut-être plus d'ours polaires dans le Grand Nord, plus de bélugas dans le Saint-Laurent, plus de gibbons à Bornéo. Peut-être plus de Grand Nord même, plus de fleuves en santé, plus de forêts tropicales. Ne dit-on pas que nous serions en train de vivre la sixième grande extinction de l'histoire de la vie sur Terre — la cinquième, c'est celle qui est venue à bout des dinosaures, il y a 65 millions d'années?
Tu vivras aussi ce qu'on commence à deviner: le bouleversement de notre conception de ce que sont les êtres vivants, nous en tête. La génétique et les neurosciences, pour ne citer qu'elles, vont chercher non plus à décrire et à expliquer la vie, mais à la modifier, à la manipuler, à la remodeler. Pour le meilleur ou pour le pire, c'est ce que tu verras. Certains ne parlent-ils pas déjà de posthumanité?
Espoirs
Mais si réaliste et pessimiste soit-on, on ne doit jamais céder au découragement et à sa forme extrême, le désespoir. L'espoir, c'est ce qui nous fait humains. Je suis sûr, rien qu'à voir la petite boule d'énergie qui a commencé de respirer à l'air libre hier après-midi, que tu voudras tout faire pour vivre dans un monde toujours plus beau, plus juste, plus libre, plus heureux. Dans un monde plus vivable, tout simplement.
Tu vas grandir. Apprendre à parler, à lire et à écrire, à compter, à faire de la musique, à nager. Tu vas apprendre des langues et les mathématiques, lire les poètes et les journaux, faire de la biologie ou de l'astrophysique. Avoir des amis, des blondes, des compagnons, des collègues. Tu vas aussi apprendre à te battre pour que changent les choses, les gens, le monde. Pour sauver ta planète, peut-être. Peut-être que tu feras des manifs ou de la politique.
Grâce à toi et à tous les autres enfants qui viennent au monde dans ce monde merveilleux et troublé, notre espèce, Homo sapiens, aura peut-être assez de force et d'imagination pour rester sapiens. Et ne pas devenir complètement demens. Comme tu comprendras sans doute un peu de latin, tu sauras que sapiens veut dire sage, et que demens signifie fou.
Je t'embrasse de tout coeur,
Ton grand-père
http://www.radio-canada.ca:80/nouvelles/carnets/2008/02/07/97002.shtml